Groupe d'Etudes |
|
Spelunca n°62 - juin
1996 Le double amarrage en
questions Rémy LIMAGNE |
Règle intangible enseignée en stage EFS : "2 spits en tête de main-courante, et 2 spits en tête de puits" (pour simplifier, les chevilles à expansion seront ici appelées "spits", au même titre qu'un réfrigérateur s'appelle couramment un "frigo" !). Ce principe d'une simplicité trompeuse mérite quelques développements, car la réalité souterraine est bien souvent plus complexe, et que l'existence de lois ne devrait pas dispenser quiconque de réfléchir avec sa tête... |
|
1. QU'EST-CE QU'UN AMARRAGE ?
Un amarrage sert à amarrer des agrès ! Cordes et échelles se révèlent en effet de peu d'utilité, si elles ne sont pas fixées à quelque chose, au-moins à une extrémité. La sécurité et la logique imposent autant que possible que l'ensemble corde-amarrage possède une résistance à la rupture optimale, sans présenter de point faible : il ne viendrait à l'idée de personne d'amarrer une bonne grosse corde de 10,5 mm de diamètre sur un petit maillon rapide de 5 mm mal vissé n'est-ce pas ? Ceci étant admis, il convient de différencier les amarrages dits "naturels" et les amarrages dits"artificiels". Les premiers (tronc d'arbre, stalagmite, trou, bloc,...) peuvent s'avérer d'une solidité nettement supérieure à celle de la corde utilisée. Le double amarrage peut dès lors se révéler superflu à condition... - que cette résistance soit évaluée avec perspicacité : attention aux stalagmites posées sur l'argile, aux arbres morts, aux blocs fissurés...; - que l'on n'introduise pas un élément de moindre résistance dans l'amarrage. Exemple aussi courant que discutable : l'usage d'une sangle dite "à frotter" pour un amarrage sur tronc d'arbre en début de main courante, alors que l'on dispose de l'extrémité de la corde. Si l'on craint vraiment que l'écorce use la corde (!) et que l'on se refuse donc à tracter directement sur ce noeud de cabestan si pratique, alors il faut doubler, mais pas question de se contenter d'un amarrage unique avec une sangle et un mousqueton. Les amarrages artificiels regroupent les spits, pitons, et diverses barres de fer (voire pièces de bois) qu'on peut croiser sous terre. C'est de l'usage du spit, de loin le plus couramment utilisé, dont il est question ci-après. 2. EXISTE-T-IL UN RISQUE DE RUPTURE D'AMARRAGE ? Un amarrage sur spit se compose : de la cheville elle-même, fixée définitivement (en principe) dans la roche avec son cône, de la plaquette fixée à la cheville par l'intermédiaire d'une vis, et du mousqueton ou maillon rapide reliant la corde à la plaquette. Où peuvent se situer les risques de défaillance ? 2.1. Le mousqueton ? Il existe aujourd'hui une impressionnante panoplie de mousquetons utilisables en spéléo. Leur résistance est comprise entre 1,6 et plus de 3 tonnes. Elle ne doit pas varier beaucoup à l'usage, sauf cas de corrosion du métal (assez fréquents tout de même, mais très visible), et acharnement à graver au marteau les initiales du club... Peu de risque de rupture d'un mousqueton en fait s'il est bien positionné ! |
Le franchissement d'un fractionnement à la montée
par exemple est susceptible de provoquer un retournement du mousqueton,
qui peut finalement tenir par la virole coincée dans le trou de la
plaquette... Pas sympa pour le copain en dessous auquel on vient ce crier
"libre !". Donc, on jette un coup d'oeil sur l'amarrage
qu'on vient de quitter avant de continuer à monter. Cet incident ne peut
d'ailleurs pas se produire avec des maillons rapides, qui sont
parfaitement fiables si on utilise des maillons de 7mm, et qu'ils sont
correctement vissés. |
"Libre !?" |
2.2. La plaquette ? Les plaquettes courantes, coudées ou vrillées, commercialisées actuellement possèdent une résistance voisine de 2 tonnes, cohérente avec celle des mousquetons et donc largement suffisante. Les anciens modèles de plaquettes (épaisseur plus fine) ne sont pas à jeter, mais il convient de les vérifier avec attention, justement parce qu'elles sont anciennes et donc qu'elles ont des heures de vol ! Contrôler par exemple le trou qui a pu être ovalisé à l'excès par frottement des mousquetons (surtout des maillons rapides, et surtout sur les équipements fixes). Des plaquettes coudées ont pu se déplier sous un choc ; mieux vaut ne pas tenter de les "re-couder"... Là aussi, attention à un éventuel retournement de la plaquette sur la vis, qui peut entraîner rupture de la plaquette ou arrachement de la tête de la vis par effet de levier. 2.3. La vis ? Fréquemment et très improprement baptisée "boulon", la vis destinée à fixer la plaquette sur le spit est commercialisée par les spécialistes avec la mention "haute résistance" (HR). Attention, on peut aussi acheter au kilo des vis d'apparence identique, sûrement moins chères, mais dans un matériau différent dont la résistance n'est pas du tout garantie. Se pose habituellement la question du serrage. Pas de règle absolue, l'usage d'une clé ne dépassant pas 10 cm de longueur évite le risque de serrage excessif et dangereux ; ne pas négliger non plus le risque inverse : trois tours de clé, c'est vraiment insuffisant ! De toutes façons, il apparaît judicieux de contrôler souvent le serrage de la vis, susceptible de se dévisser jusqu'à rupture dans le cas de passages répétés et "agités" (vires, pendules...). Notons que la fiabilité de la vis peut se trouver amoindrie (usure du filetage, corrosion, encrassement empêchant un serrage optimal) : ne pas hésiter à remplacer ces petits bouts de ferraille sur lesquels on suspend sa vie. 2.4. La cheville ? Même si la marque "Spit" s'est imposée en spéléo, il en existe d'autres ; et il n'est peut être pas inutile de rappeler qu'il est dangereux d'utiliser des cônes d'expansion d'une marque différente de celle de la cheville. A part cela, la qualité de la roche et du planté sont des critères de sécurité déterminants : trou évasé, cheville fendue, insuffisamment enfoncée... autant d'observations qui doivent faire douter de la fiabilité de l'amarrage. D'ailleurs, n'est-il pas vrai qu'à chaque explo, bon nombre de ces fameux spits se trouvent aimablement qualifiés de "pourris" ou "vérolés" ? Alors, quoi ? N'oublions pas que l'usage du spit en spéléo remonte aux années soixante. C'est à dire que des cavités "classiques" sont équipées depuis maintenant plus de 30 ans, et personne ne sait trop bien quelle est la durée de vie d'un spit dans le milieu souterrain ! Qui ne s'est jamais trouvé devant le cas d'une vis qui s'enfonce toute seule dans le spit (et par conséquent, qui sort toute seule...) tant le filetage intérieur est usé, ou d'une cheville qui tourne à l'intérieur de son trou... ? Ce genre d'incident ne peut que se multiplier à l'avenir. Faisons en sorte que cela reste au stade de l'incident : détruire un spit jugé dangereux peut se révéler salutaire pour la sécurité des autres ! Donc, pour formuler une réponse à la question posée dans ce chapitre, il n'y a pas lieu de dramatiser le risque de rupture d'amarrage. Mais il est bon de savoir que les statistiques du SSF enregistrent tout de même 18 accidents provoqués par une rupture d'amarrage durant les quinze dernières années ; encore ne s'agit-il que des cas connus et répertoriés. Le nombre réel de cas de rupture d'amarrage est évidemment bien supérieur, si on intègre tous ceux qui n'ont pas entraîné d'accident ! Ce risque n'est donc pas nul, et pourrait s'aggraver si l'usure naturelle du matériel se combine à une baisse de vigilance des spéléos. Cela doit en tout cas rester un souci permanent dans l'esprit de celui qui équipe, et le principe du double amarrage contribue à l'évidence à minimiser le risque de catastrophe en cas de rupture. 3. Où ET POURQUOI DOUBLER UN AMARRAGE ? |
Comme indiqué en introduction, la règle générale est "2 en tête de main-courante, et 2 en tête de puits". Mais qu'est-ce qu'une "tête de main-courante" et une "tête de puits" ? Si un schéma [ci-contre] a le mérite d'illustrer clairement et simplement ce principe, il présente l'inconvénient de réduire la grotte à un simple trait, alors que la réalité elle, est en trois dimensions ! Voici d'ailleurs bien la raison pour laquelle on n'apprend pas à équiper dans les livres mais dans les gouffres... |
|
|
En fait, il faut et il suffit d'adopter un raisonnement cohérent.
- Si l'on double l'amarrage du début de main-courante, alors on ne doit utiliser cette main-courante qu'en aval des 2 spits. Se longer dans le premier pour installer le second est incohérent, et l'argument habituel "mais ici je ne risque pas de tomber" ne tient pas : si on se longe, c'est que l'on craint quelque chose ; si on craint quelque chose, on s'assure effectivement mais sur 2 amarrages. |
- La notion de tête de puits doit être tout aussi
claire : l'avant-dernier spit ne sert pas seulement à "contre assurer"
l'amarrage de descente, il doit aussi le remplacer dans l'éventualité
d'une rupture ! Le fait de ne pas tomber au fond est déjà bien mais
insuffisant : on doit aussi pouvoir remonter sans
frottement. Les deux
amarrages de tête de puits doivent donc être placés tous les deux plein
vide. Le raisonnement à
tenir lorsqu'on équipe est donc "si l'amarrage sur lequel je descends vient à
lâcher, puis-je quand même remonter sans frottement
?" |
|
|
- Parmi les cas particuliers figure celui du
fractionnement décalé [ci-contre]. Dans cet exemple, une rupture
d'amarrage n'entraîne pas une chute au fond du puits, l'amarrage précédent
demeure bien plein vide, mais le pendule occasionné peut avoir des
conséquences auxquelles il vaut mieux songer avant de négliger le double
amarrage. Cette remarque vaut d'ailleurs pour les déviations : il y a
quelque aberration à voir des têtes de puits doublées voire triplées, avec
en-dessous la corde déviée à l'aide d'une cordelette minable amarrée à une
fistuleuse ! |
- Les fractionnements à quelques mètres au-dessus du fond d'un grand puits constituent aussi un exemple intéressant [ci-contre], car ils sont souvent considérés comme une simple formalité sans grande importance (on est si près du fond !). Eh bien justement, cet ultime amarrage après une longue descente mérite tout particulièrement d'être doublé. Il suffit de penser à la hauteur de chute possible ( = longueur de la boucle + allongement de la corde proportionnel à sa longueur, à son élasticité, et au poids du spéléo), qui peut parfaitement dépasser la distance entre l'amarrage susceptible de lâcher... et le sol, trop rarement moelleux ! |
|
|
Dans ce cas d'ailleurs, et parce qu'on se trouve toujours à un moment donné à quelques mètres du fond, il convient de supprimer l'excès de mou de corde entre les deux amarrages si l'on veut éviter toute chute. |
|
- Enfin - piège suprême - si après une grande longueur de corde on réalise un fractionnement exemplaire, c'est à dire avec deux spits, le deuxième étant naturellement plus bas que le premier [ci-contre], on se trouve en fait devant un superbe facteur 2...Car s'il advient que c'est l'amarrage supérieur qui rompt au moment où le spéléo est pendu dessus, la chute sera enrayée non pas par le spit au-dessus (trop de longueur de corde, trop de mou), mais par celui qui est immédiatement dessous ! Attention donc aux vérités un peu trop absolues du genre "le spit de descente doit toujours être plus bas que le précédent". |
4. LIBRE OU PAS LIBRE ? Lorsqu'on se délonge pour commencer la descente sous un fractionnement, on a la plupart du temps soigneusement vérifié que le noeud, le mousqueton, la plaquette, sont correctement positionnés, et qu'il est possible de se faire plaisir au descendeur sans arrière pensée. Il est infiniment plus rare de s'intéresser à ce qui passe en dessous... "il a dit LIBRE, tout baigne, pas une seconde à perdre !" On installe vite le descendeur, et pourtant... |
Si vous vous trouvez dans ce cas de figure extrêmement courant, et que l'équipier qui vient de vous inviter à le suivre sur la même corde est pendu en dessous de vous sur un fractionnement non doublé, [ci-contre] alors priez très fort pour que ce dernier tienne bon. Car en cas de rupture, le quasi-quintal de spéléo qui va chuter de un ou deux mètres (la longueur de la boucle), sans prévenir évidemment, a toutes chances de transformer votre descendeur en un nouvel outil, certes original mais peu apte à vous maintenir en bonne santé. Plus sérieusement, chacun sait que le descendeur est un appareil dont la résistance (testée à 500 kg pour les modèles actuels) est satisfaisante pour une progression normale sur corde, mais qu'il n'est en aucun cas conçu pour absorber un choc, et surtout pas une traction violente sur la corde en dessous : le retournement est spectaculaire ! |
|
La conclusion est simple : il faut et il suffit d'éliminer le risque de choc sur (ou plutôt sous) le descendeur. Donc, la corde n'est libre pour vous que si l'équipier qui précède a déjà franchi deux fractionnements ; ou bien elle est libre dès le premier fractionnement, si celui-ci est doublé ! CONCLUSION |
Le seul vrai double amarrage ? Votre serviteur... |
Le lecteur perspicace aura compris que ces quelques réflexions et exemples choisis plaident en faveur du double amarrage. D'ailleurs on pourait pousser le raisonnement plus loin, et prôner l'usage du seul véritable double amarrage (et non pas amarrages successifs) qu'est le noeud en "Y", Mickey, oreilles de lapin ou autre, qui répartit la traction sur les deux spits à la fois ! Cela doit en tout cas être fortement conseillé si on utilise le matériel moderne : cordes de faible diamètre et mousquetons ultra légers. Le gain de poids très sensible peut se révéler un facteur de sécurité en engendrant une fatigue moindre, mais l'équipement doit être irréprochable. |
Faut-il pour autant systématiser le double amarrage partout et en toute circonstance ? Sans doute pas. Il vaut mieux expliquer, et laisser au spéléo qui équipe le soin de réfléchir, et le privilège de choisir... en toute connaissance de cause. Précisons par ailleurs, pour éviter des excès inverses, que le double amarrage est souvent nécessaire, mais aussi suffisant. La seule règle nouvelle qu'il conviendrait de généraliser est en fait "on n'équipe pas seulement avec une clé de 13, mais avec les yeux et la tête ! " |
[Retour]
|
|